Pèlerinage vers la Rose
Parvenus à l’entrée du quai, chacun scanne son billet. Le couple s’installe voiture 8 quand je suis toujours à rechercher une place libre. Le train démarre au moment où je m’installe dans un carré aux côtés d’un homme barbu au regard particulièrement sombre.
— Vous vous rendez à Rarogne, n’est-ce pas ?, me dit-il. J’esquisse un mouvement de la tête.
— Vous vous y rendez comme moi et certainement comme la plupart de ces gens.
Je trouve sa remarque quelque peu audacieuse. Qu’en sait- il au juste ?
— Tous ces gens l’ont connu et l’ont aimé. J’imagine que c’est votre cas. Ne devrions-nous pas parler dans ce cas d’un pèlerinage ? Qu’en pensez-vous ?
Je n’ai pas songé à vrai dire à la qualification du voyage que j’entreprends. S’agit-il d’un pèlerinage ? Je n’en sais rien. Je ne me serais pas battu là-dessus, pourvu qu’on me laisse le droit d’aller jusqu’à toi, Rainer, le droit de te livrer les explications qui te manquent depuis que ma mort nous a séparés et le droit enfin de partir avec toi. A ce stade du voyage, il me paraît prématuré de trancher. Pourquoi mon voisin le saurait-il mieux que moi ? Parce qu’il fait comme moi le voyage, venant d’Allemagne et ayant marqué avec sa fille une escale à Paris ? Roulant dans la même direction, partageons-nous le même voyage ?
Ce 28 décembre de l’année 2026, veille du centenaire, le train pour Lausanne est bondé.
Décembre 2026. Un groupe de personnes se met en marche vers un petit village du valais, Rarogne où, adossé à l’église, dominant la haute vallée du Rhône, Rainer Maria Rilke a choisi d’être enterré. A l’approche du centenaire de sa mort, des lecteurs se sont rassemblés pour célébrer le poète, dans une manière de pèlerinage. Plus surprenant, se sont mêlés à la troupe de fervents, joignant les royaumes de la vie et de la mort, des amis de Rilke, des femmes aimées, Paula Modersohn Becker, rencontrée à Worpswede, Marina Tsvetaïeva, Auguste Rodin, Franz Xaver Kappus, le « jeune poète », Lou Andreas Salomé et son compagnon Carl Friedrich Andreas, Hugo von Hoffmansthal, Leonid Pasternak… Chaque rencontre est alors l’occasion de raconter le Rilke qu’elle ou il a connu et pour nous, d’entrer dans son intimité.
« J’ai eu l’idée de ce Pèlerinage vers la Rose pour anticiper cette ferveur qui se manifestera le jour de l’universel hommage, le 29 décembre 2026, sans doute aussi pour la stimuler encore davantage, pour en appeler aux vivants comme aux morts, pour les inviter à célébrer demain ce grand vivant qui fut dans une époque désenchantée, avec ses ressources propres, à travers son errance et sa solitude, “ l’expression de toute une vie, élancée sans appui sur les chemins de l’initiation ” (Lou Albert-Lasard).?» Jean-Philippe de Tonnac
Jean-Philippe de Tonnac est écrivain, éditeur (chez José Corti, Grasset…), auteur de nombreux livres, notamment en collaboration avec Jean-Claude Carrière, Umberto Eco, Frédéric Lenoir… Il est l’auteur d’Azyme (Actes Sud 2016), prix Ecritures et spiritualités 2017, d’Eloge de la vulnérabilité des hommes (Guy Trédaniel, 2022), du Cercle des guérisseuses (Guy Trédaniel, 2019) et plus récemment du Temps minéral de la guérison (Actes Sud, 2025). Les éditions Le bois d’Orion ont édité René Daumal, le perpétuel incandescent (dir. avec Basarab Nicolescu) et Au jour du grand passage que ferez-vous de votre corps (en collaboration avec Michel Hulin).